NUITS D'ÉTÉ - QUATRIÈME BIVOUAC
Une nuit chez les Mérovingiens
#16 Comme sur un plateau
Le grand synclinal qui surplombe le lit du Rhône fut longtemps sans histoire. On savait bien que son nom de Larina découlait du mot ruines mais, à part quelques cabanes de bergers, rien ne laissait penser que sous l’humus se cachait un site majeur pour la recherche archéologique. Dès qu’en 1978 la carrière de lauzes se mit à vomir des ossements humains dans les godets des pelleteuses, les archéologues obligèrent l’arrêt de l’exploitation ; nous sommes dans un pays qui honore son Histoire. L’Histoire du fond des âges, avec ses princesses, cavaliers et prêtres, frappait à la porte.
La montée sur le plateau depuis Hières-sur-Amby, petit village aux confins nord du département de l’Isère, se fait par un bois mystérieux. Un crache-sang noir, petit insecte coureur, me coupe la route de son pas de sénateur romain. La peur qu’il ressent lorsque je l’arrache doucement à la terre lui fait cracher un liquide rubis, aussi rouge que le cœur d’uranium en fusion de la terrible centrale de l’autre côté du fleuve. Puis, au détour d’un lacet, je découvre la falaise du plateau calcaire qui dessine nettement un beau profil de Sphynx. Avec la Vierge qui le surmonte, je me plais à penser que ces deux divinités l’une sur l’autre protègent efficacement les habitants de l’immense centrale nucléaire du Bugey.
#17 Une nuit de quinze siècles
José, le responsable érudit du Musée de Larina, m’avait bien proposé une clé pour mon gîte nocturne, mais c’est sans pousser de porte que je m’installe dans la pièce principale de la maison du maître des lieux. Je suis le premier à dormir de nouveau dans ces murs depuis plus de 1500 ans. Je m’installe à quelques pas de l’âtre, curieux de voir si les nombreux occupants Mérovingiens feront le voyage depuis leur nuit d’oubli pour me raconter leurs secrets durant mon sommeil.
#18 Le chant des pierres
Ce fut une nuit finalement sans visite de spectres, mais un matin où les pierres parlent. L’assemblage des murs de lauzes extraites de la carrière en contre-bas trahit la main du maçon. Bien disposées en quinconce, voir en arêtes de poissons, ou posées à la diable, elles racontent le savoir-faire, l’attention au geste bref, elles disent l’homme. Tous les murs sont parfaitement droits sauf un, et j’entends le « c’est bien bon » du maçon pressé, ou de l’apprenti laissé sans surveillance. En tous les cas, c’est un mur sans enjeu, probablement un enclos pour les bêtes. Un tour du propriétaire à l’aurore me fait la surprise d’une rencontre : un blaireau du plateau au dandinement tranquille. Je m’efforce de scruter le ciel pour tenter d’apercevoir le couple de faucon-pélerin qui a choisi ces falaises pour vivre. En vain.
#19 Les commerçants du Rhône
Ce grand plateau sec défendu par des remparts a de tout temps été un lieu de commerce alimenté par le fleuve. On a retrouvé un entrepôt de plus de cinq cent mètres carrés dans lequel, on le sait, des amphores pleines de vin venues d’Afrique ou d’huile d’Andalousie, verres décorés à la dernière mode, étaient stockées sous la protection d’Hermès, le dieu du commerce et des voyages. Ici, l’on battait de la vraie monnaie frappée d’un cheval galopant, mais aussi de la fausse, puisqu’un atelier de faux-monnayeurs fut découvert dans ces lieux. Hermès n’en était pas courroucé, étant également le dieu des voleurs. Pour les Mérovingiens, venus plus tard, le lieu fut aussi un espace d’élevage et de cultures. Les familles se regroupaient dans de grandes maisons de pierres sèches et commerçaient toujours grâce au fleuve qui, comme les jours, ne s’arrête jamais de couler. J’imagine que beaucoup ont pu vivre heureux, perchés sur ces falaises. Et l’archéologie, devenue une science très affutée, a déterminé d’après les squelettes retrouvés, que les habitants de Larina se portaient bien mieux que leurs congénères du bord du fleuve. La montagne a du bon !
#20 La princesse et le cavalier africain
Les nécropoles, tous les Sherlock Holmes de l’archéologie le savent, sont, avec les dépotoirs, les lieux où les énigmes sont à résoudre. Celles de Larina sont encore épaisses et José, qui depuis des années scrute le passé du lieu, m’avoue que plus ses connaissances avancent, plus son ignorance progresse. L’église, bien trop grande au regard de la population du lieu, cache en son sein quatre-vingt-six tombes. L’une d’elles, creusée dans le sol calcaire, a mis à jour des fils d’or et une bague dont un modèle semblable a été retrouvé dans la Basilique Saint-Denis à Lutèce. Pourquoi cette jeune femme, aux atours de princesse et aux vêtements de fils d’or, s’est-elle fait enterrer dans ce hameau de montagne ? Qui donc a pu lui passer au doigt cette aigue-marine, offerte traditionnellement au Moyen-Âge pour apporter bonheur et paix aux amoureux ? Plus grand mystère encore, un homme d’Afrique noire, cavalier de haut rang si l’on croit la place de sa tombe placée près de l’autel, repose entre des lauzes. Son épée est pliée à ses côtés en vertu du principe « un homme, une vie, une épée ». Mais qui fut ce noble personnage et pourquoi venir mourir dans ce modeste lieu étonnement doté d’une église immense ? Une belle découverte qui nous dit qu’à cette époque la couleur de peau n’était pas discriminante. Une belle leçon venue du fond des âges.