NUITS D'ÉTÉ - SIXIÈME BIVOUAC
Une nuit à la Grande Chartreuse
#26 Fulgurance d’un songe
J’ai quitté le sommet du Mont-Aiguille dans l’espoir d’y retourner un jour contempler la prairie sommitale couverte de lys de Saint-Bruno. Clin d’œil étonnant, me voici aujourd’hui en visite auprès de l’ermite éponyme. Bruno-le-Chartreux, venu au monde au début de l’an mil sur les bords du Rhin, est attiré très tôt par l’école de la cathédrale de Reims, moteur du renouveau de l’Occident moderne. À peine âgé de 28 ans il en prend la direction en en devenant l’écolâtre, enseignant principal. Il fera l’admiration de tous pendant une vingtaine d’années, remarqué comme l’homme le plus intègre de l’Église dans la France convulsionnée de ce début de millénaire. Mais cette vie le lasse et à 52 ans, avec quelques frères, il se met à rechercher une « solitude » pour s’y retirer. Le jeune évêque de Grenoble, Hugues, peu avant sa rencontre avec Bruno et ses six compagnons, voit Dieu dans un songe, construire une cité céleste en pleine montagne, sept étoiles lui en indiquant le chemin. Fort de cette fulgurance nocturne, les voilà partis, l’évêque visionnaire en tête en cet été 1084, vers un lieu retiré au fond d’une sombre combe connue par les habitants voisins sous le nom de « désert de Chartreuse ». Enfin seuls, les sept religieux y construisent, en rondins de bois, un assemblage de cellules individuelles, ramassées autour d’une église. Bruno, « l’homme au cœur profond » n’y restera que six années, appelé à Rome par son ancien élève connu à Reims devenu Pape. Il quittera vite ses fonctions pontificales pour fonder une deuxième Chartreuse dans les forêts de Calabre où il monte dans un ciel qu’il a désiré toute sa vie…
#27 Solitaires assemblés
Guigues revêt la robe de Chartreux en 1106 à l’âge de 23 ans peu de temps après le départ de Bruno. Trois années plus tard ce jeune religieux, considéré comme l’un des hommes les plus remarquables de son temps, est élu prieur. Les trente années qu’il vit en solitude dans cette vallée de montagne, lui permettent de codifier et de développer l’Ordre cartusien dont la Règle est inchangée depuis 900 ans. Les moines chrétiens sont dans l’ensemble des « cénobites » au sens où leur vie monastique est principalement en communauté. Les Chartreux sont eux des ermites qui vivent seuls dans le silence complet de leur cellule, chacun réglant sa vie à son goût dans le respect de la Règle. Ces « érémitiques » se rassemblent trois fois par jour pour les Offices notamment toutes les nuits pour une messe de trois heures. Une vie intérieure faite de prières, de messes et de méditations, mais aussi d’études, de travail manuel et de jardinage. Leur repas qu’il prennent seuls dans leur modeste assiette en grès signée d’une croix, leur est servi par une trappe et toute communication se fait à l’aide de petits papiers portant la lettre peinte au-dessus de leur cellule. Silence absolu donc, sauf chaque lundi après-midi, où vous les verrez s’égayer en discutant sur les chemins environnants pour leur « spaciement », récréation collective semble-t-il nécessaire à l’équilibre du cloîtré.
#28 Les mondes roulent, la croix reste
Chassés par une avalanche, les Chartreux déménagèrent très tôt leurs cabanes de bois pour s’installer à l’emplacement connu de nos jours. En plus de 900 ans, les incendies (8 !), les pillages, la Révolution ont détruit avec régularité les bâtiments mais jamais les Chartreux.
Les imposants bâtiments que l’on voit aujourd’hui ont été construits au XVIIe pour recevoir les 170 prieurs venus chaque année de toute l’Europe assister au Chapitre général. L’Ordre comptait à l’époque 4 000 religieux, moines et moniales. Pour l’instant, seule une trentaine de moines occupent les immenses bâtiments. Alors que nous dormons, seuls dans leurs cellules, tous ces hommes veillent comme cette statue de Saint Jean au pied de la croix plantée aux alentours des murs de clôture, dans un silence perpétuel.
#29 Guidés par la couleur
Vivre d’amour (fusse-t-il divin) et d’eau fraîche est une option noble mais fort précaire, même pour un ermite. Certes, dès la fondation, la séparation est faite entre les pères qui prient sans cesse et les frères qui assurent le quotidien. L’agriculture étant dans ces contrées impossible, ils y pratiquèrent l’élevage de brebis, les forges et depuis 1774, la fabrication de la liqueur. Son vert émeraude est une teinte qu’aucun liquoriste n’a pu obtenir sans l’ajout de colorants. Le peintre ne l’aura pas non plus sortie directement des tubes. Une teinte devenue une référence internationale, qu’on l’utilise en imprimerie ou dans des défilés de mode. La recette secrète est élaborée à partir de 130 ingrédients tenus secrets. Bien sûr on sait que la montagne alentour fournit de la vulnéraire et de la gentiane jaune, mais quand aux proportions, seuls trois moines connaissent la recette. On dit même que chacun n’en sait que les deux tiers. Ceux-ci préparent, à l’intérieur de leurs murs, le mélange qui sera distillé dans les alambics de la plaine. Chaque semaine, ils descendent surveiller la distillation, en ayant pris soin de se faire installer à côté des cuves, une cellule pour ne pas perdre un instant de prière. Conçu au départ pour soigner les indigents et les moines malades, cet élixir thérapeutique est devenu avec son million et demi de bouteilles vendues par an, une rente confortable qui permet aux moines de méditer sans soucis, tout en pouvant aider les 17 Chartreuses établies de par le monde.
#30 Attirés par la soif
Il est 19h, l’heure où tout Chartreux se couche. Je déguste, au bastingage de la chapelle Saint-Bruno, mon repas monacal fait de raisin et de tisane de menthe ramassée au bord du ruisseau. Laissant les murs austères du monastère, j’ai dépassé l’immense réservoir d’eau, pour chercher mon abri nocturne au profond des bois, au lieu même où Bruno et ses six compagnons posèrent leurs premières cellules. La chapelle perchée sur son rocher va m’offrir son perron pour la nuit. Depuis l’an mil combien d’hommes se sont- ils enfermés ainsi dans une Chartreuse ? Et pourquoi ? Si vous rejetez le monde par peur ou dégoût, si vous fuyez vos problèmes ou si l’âge des 45 ans est pour vous dépassé, n’essayez pas de pousser la porte du monastère de la Grande-Chartreuse, le père des novices vous refusera l’habit blanc : on rentre en Chartreuse par la soif. Soif de pureté, de communion avec ce qui sous-tend le monde vous diront tous les moines.
A l’époque où le catholicisme était la seule option, soutenir les monastères allait de soi, vous « fondiez » une partie du bâtiment, ou plus modestement vous assuriez pour un moine le poisson du vendredi et par retour, les saints hommes intercédaient pour vous auprès du ciel, dont ils étaient réputés très proches. Contre un Paradis assuré, le don allait de soi, et toutes les reconstructions des bâtiments que l’on voit se sont faites ainsi. Pour notre période qui tend vers le sécularisme complet, que nous disent ces reclus volontaires ? Il me semble que, plus que les secrets de la liqueur, les Chartreux possèdent le secret des cartes qui permettent à la psyché de naviguer sans écueil pendant de longues années en solitude, sans risquer la perte fatale de repères. Nous admirons les exploits des sportifs reculant les limites humaines, celles poursuivies par ces modestes hommes anonymes, vêtus de blanc participent aussi à l’exploration de notre humanité, toute intérieure fut-elle. Vivre en apnée de civilisation semble donner au moine, qui referme la grande porte verte pour vite retourner dans sa cellule, une joie sans égal transparaitre sur son sourire. Sur le linteau de pierre une esquisse de réponse, la devise des Chartreux : la Croix demeure tandis que le monde tourne.