NUITS D'ÉTÉ - CINQUIÈME BIVOUAC
Une nuit au sommet du Mont-Aiguille
#21 Une montagne plate
Comme une dent qui se serait détachée des Hauts plateaux du Vercors, le Mont-Aiguille, forteresse aux immenses falaises est une montagne pour le moins impressionnante. Cette grande prairie suspendue, totalement inaccessible, fut longtemps rêvée comme l’antichambre de l’Eden. Le moindre névé que l’on pouvait apercevoir depuis le Grand Veymont confirmait à tous la présence de fées faisant sécher leur linge sur les vertes pelouses. Ayant toujours eu un faible pour les lavandières, c’est au sommet de cette montagne magique que j’ai choisi de vous emmener.
Les premiers pas de la voie normale commencent avec le soleil dans le dos. Y trouver son itinéraire est assez complexe. Je rêve d’une boussole verticale qui nous mènerait sans erreur dans cette mer de dalles calcaires vers la terrasse sommitale. Mais il faut se contenter de repérer l’usure des prises qui indique les milliers de chaussures qui depuis 1834 ont poli le calcaire. La nuit nous attrape dans la dernière cheminée et c’est la lampe frontale sur le casque que nous foulons les derniers pas avant notre bivouac. Une joie enfantine me remplit la poitrine. Je comprends à cet instant que je suis en train de concrétiser un rêve de môme. Je foule le sommet du Mont-Aiguille !
#22 À l’attaque !
Nous sommes à l’été 1492, et les préparatifs vont bon train. En Andalousie, on pousse les barriques sur les caravelles et dans le Trièves, on charge les 2000 mètres d’échelles sur les chevaux. À cet instant précis l’Europe abandonne le Moyen Âge pour les temps modernes.
À seulement un mois de différence, Christophe Colomb et Antoine de Ville, sous les ordres de leur roi respectif, ont décidé, l’un comme l’autre, de cesser de croire pour aller voir. Colomb débarquera à Cuba et De Ville posera son pied sur le sommet du Mont-Aiguille, la Renaissance était en marche.
Pour plaire à son roi Charles VIII qui aimait les contes de fées, Antoine De Ville, militaire coutumier des assauts de châteaux, pose sa demi-lieue d’échelles sur les flancs de la citadelle invaincue. Accompagné de plusieurs corps de métier, il y restera une semaine le temps de dire une messe et de poser trois croix. Rien de merveilleux n’y fut trouvé sauf une belle garenne de chamois. L’échafaudage en place, il fit monter quelques personnalités du pays. L’affaire fit grand bruit puisque Rabelais et Restif de la Bretonne s’en emparèrent dans leurs récits. Pendant les 400 années suivantes, plus personne ne s’intéressera à cette montagne devenue sans mystère. Le premier véritable alpiniste n’arrivera qu’en 1834 pour créer la voie normale qui depuis cette période ne désemplit jamais.
#23 Premier matin du monde
Le jour se lève sur la plaine supérieure du Mont-Aiguille. Avant mon thé rituel, je cours à l’avancée de la proue pour contempler le Levant et son chapelet de sommets : Croix de Belledonne, Meije et son glacier du Mont de Lans, Barre des Ecrins, et juste devant l’Obiou. L’expression de Giono est parfaite. Le Trièves vu d’ici est vraiment « un cloître de montagnes ». Mais je n’irai pas plus loin. Dans la petite combe, un grand mâle accompagné d’une jeune femelle broutent avec la tranquillité de ceux qui ne craignent rien. Une beauté qui assoit. Comme un premier un matin du monde... Réintroduits en 1989, les seize femelles et leurs mâles ont largement prospéré, pour atteindre aujourd’hui plus de 500 individus. Voir ici un grand mâle est exceptionnel, leurs grandes cornes leur ayant jusqu’à présent barré l’accès. En voici un qui ayant trouvé le chemin, broute en compagnie d’une belle, les fleurs du plateau. Au loin le vol des grands vautours tourne au-dessus du pas de l’Aiguille. Une autre réintroduction réussie, une belle façon de prendre soin de nos montagnes.
#24 Un insoumis au sommet
Henri Giraud est une légende de l’aviation de montagne. Avec ses 10 000 atterrissages sur glacier, cet homme a toujours tenté l’impossible, se faisant un point d’honneur à enjamber toute autorisation. En 1957, il décide de tenter de se poser au sommet. Lorsque que l’on voit le sol caillouteux et bosselé de la plaine suspendue, on imagine que seul un tank pourrait y rouler. Casse-cou mais prévoyant, notre pilote, par la grâce de deux hélicoptères, fit monter hommes et brouettes pour aménager une piste de 80m de long pour son coucou jaune. Le 11 juillet, il se pose par deux fois au sommet, ce que personne ne refera plus jamais. Il reviendra s’entrainer en hiver sur la prairie enneigée pour pouvoir atterrir au sommet du Mont-Blanc en 1960. Ce pilote qui ne consultait aucun instrument de mesure moderne, traversait la France une carte Michelin sur les genoux, et redescendait de son aéroport de l’Alpe-d’Huez sur Grenoble traversant la nuit au jugé, sa femme ayant éclairé la piste avec les phares de sa voiture. Un as.
#25 Dos au vide
Il est souvent plus simple de monter que de descendre. Pour éviter que les cordées nombreuses ne se croisent, la voie de descente est devenue obligatoire par de grands rappels de corde et un cheminement par des « sangles », chemins plats entre les dalles verticales. Une arche passée et il faut, suspendus à une corde, nous jeter, le dos dans le vide, dans deux rappels. Le dernier nous offre une surprise de taille. À seulement trois mètres de la dalle de départ, l’énorme mâle de la prairie a laissé sa conquête féminine folâtrer pour se retirer le temps de ruminer tout en regardant les grimpeurs aux prises avec les difficultés de la Tour des Gémeaux voisine. On se salue et je plonge dans les abîmes pour rejoindre le pied de la falaise. Je laisse derrière moi le Mont-Aiguille en dévalant le col de l’Aupet, tout en me promettant de revenir voir sa prairie au printemps, entièrement blanchie de lys de Saint-Bruno. Avec le secret espoir d’y retrouver ses bouquetins au pas tranquilles.